20.
Birgersson fit venir Winter. Le patron ne tenait pas son éternelle cigarette à la main, lorsque ce dernier pénétra dans le bureau.
— Eh oui, j’ai arrêté, annonça-t-il presque comme s’il s’excusait. Mes poumons ne pouvaient pas en supporter plus.
— Moi, j’ai recommencé, répliqua Winter.
— Ah bon, je ne savais même pas que tu avais arrêté, reprit Birgersson en tirant sur son inhalateur de nicotine, sorte de fume-cigarette blanc. C’est ridicule, ce truc, ajouta-t-il en regardant Winter. Alors, qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il enfin en désignant le fauteuil placé devant son bureau. Assieds-toi. Parle-moi de ce gars.
— On n’a pas la moindre piste.
— C’est un fantôme ?
Winter ne répondit pas.
— Il vient de descendre du ciel ?
— Je ne sais pas, Sture.
— Il y a forcément une explication.
— Oui.
— Un immigrant clandestin ?
— Dans ce cas, pourquoi n’est-il pas resté dans l’ombre ?
— C’est bien ce qu’il a fait, non ? Et, par-dessus le marché, il a parfaitement réussi.
— Il voyait Angelika. Et même ouvertement.
— Ah, l’amour…
— Non. Il y a une limite et c’est là qu’elle passe.
— Ah bon.
— Tu n’as pas manqué de constater que cette affaire n’a cessé de s’élargir.
— Elle s’élargit vers l’extérieur et rapetisse vers l’intérieur. Plus il se passe de choses, moins on en sait.
— Il aurait mieux valu le contraire.
Winter eut un sourire. Birgersson tripotait son fume-cigarette. Le soleil brillait comme d’habitude, à travers les stores. La situation était aussi passionnante que d’habitude. Ils étaient là, à évoquer les tragiques événements de ces derniers temps, à se demander ce qui allait se passer, s’il y avait une solution à ces énigmes et si tous les fils finiraient par converger. Mais où commencent-ils ? Suis-je sûr de les tenir dans ma main ? Winter regarda le fume-cigarette qui sautillait absurdement entre les lèvres de Birgersson au gré de ses paroles. C’était idiot. Il aurait pu être ailleurs. Sur les rochers. Elsa et lui, à cinq mètres du bord. Elle cherche à reprendre son souffle. Ils remontent boire. Du sable dans le beurre. Quelqu’un donne un coup de pied dans un ballon. La vie est douce et tranquille. Pas comme ici : grossière, dangereuse, couverte de sueur. Des jeunes gens morts qui étaient encore des enfants voici peu. Personne ne se soucie d’eux, sauf ceux qui essayent de saisir les fils, c’est-à-dire nous, mais nous le faisons uniquement parce que nous sommes payés pour ça.
Ça suffit.
Ce n’est pas seulement pour ça.
— Comment va Halders ? demanda Birgersson.
— Pas très bien, je crois.
— En d’autres termes : rien à signaler.
Winter ne répondit pas.
— Est-il en état de travailler ? Véritablement ?
— Oui.
— De parler aux gens ?
— On dirait qu’il le fait mieux que jamais.
— Ah bon.
— Il n’arrive pas à chasser la famille Bielke de son esprit.
— Tu crois qu’on devrait le faire ?
— Pour l’instant, peut-être. On a une nouvelle affaire de meurtre sur les bras.
— Et c’est bientôt la fin des congés payés.
— Ce qui signifie que… ?
— Tout va recommencer.
— On peut dire les choses ainsi, si on est porté à la philosophie.
Birgersson ôta son fume-cigarette de sa bouche et le posa sur son bureau.
— Ce bistro ou ce club. On devrait quand même l’avoir trouvé, maintenant ?
— S’il existe.
— Qu’est-ce que c’est que ce défaitisme ?
Il n’est pas toujours facile de fréquenter des gens qui sont en pleine cure de désintoxication, pensa Winter.
— Remplace Bergenhem par quelqu’un d’autre.
— Non. Pas encore.
— Qui est-ce qui commande, ici, Erik ? Toi ou moi ?
— Moi.
Bergenhem était assis au bar. C’était le dixième de la journée. D’autres collègues étaient dans d’autres bars. On avait alerté tout le monde : pompiers, inspection sanitaire, bistrotiers, syndicats, sans oublier le public. Buveurs et gros mangeurs notoires. Gens dans le vent. Putains et clients de putains. Jeunes gens. Ceux qui ont survécu, du moins, se dit Bergenhem en montrant la photo au propriétaire de bistro assis à côté de lui. Celui-ci regarda ce mur que personne n’avait reconnu, jusque-là.
— C’est ici, en ville ? demanda l’homme en regardant de près la table et le mur, les couverts et les verres, la jeune fille qui était assise. Beatrice. Puis Angelika. Bergenhem se garda de mentionner que cinq années séparaient les deux clichés.
— On ne sait pas.
— Alors, ça peut être n’importe où dans le monde.
— Oui.
— Je reconnais ça, dit l’homme qui s’appelait Bengt Nordin.
Bergenhem attendit la suite. Ils étaient seuls dans le bar. Le serveur était en train de préparer du café et de mettre des bouteilles de bière dans le réfrigérateur, derrière le comptoir.
— Je ne sais pas… ce mur est très particulier. Personne ne l’a reconnu jusqu’ici ?
— Et vous ? demanda Bergenhem.
— Moi, si. Dans le quartier de Nordstan un petit club en sous-sol ressemblait beaucoup à ça. Il y avait un mur pareil d’un côté et puis des tables devant. Vous voyez l’ombre, sur le bord ? demanda-t-il en regardant une nouvelle fois la photo. On dirait des grappes de raisin. Eh bien, c’en était. Ils avaient accroché des grappes en porcelaine à cet endroit. C’était affreux, dit-il en riant. Exactement comme le nom de cet endroit, du moins à la fin. Il s’appelait Le Baroque. Vous avez déjà entendu un nom pareil ?
— Vous y êtes allé ?
— Oui, j’étais un des rares. Du moins à la fin.
— Il n’était pas très fréquenté ?
— Si, mais il n’était pas ouvert au public, si vous comprenez ce que je veux dire. D’ailleurs, cet endroit était assez drôle, parce que les types qui le tenaient en modifiaient souvent l’aspect intérieur, avec des tentures ou ce genre de choses. Cette pièce paraît plus grande sur la photo qu’elle n’était en réalité, même si on n’en voit qu’une partie. C’était plutôt une sorte de réduit à l’intérieur de l’établissement. Pour le personnel, en quelque sorte, même si on y faisait aussi le service.
— Où est-ce qu’il se trouve ?
— Bah… ces photos doivent être assez anciennes, parce qu’il a été démoli il y a plusieurs années. L’immeuble entier a été abattu, avec le reste de l’ancien quartier de Nordstan. Je crois que c’est la maison qui a tenu le plus longtemps.
— Vous êtes certain qu’elle est démolie ?
— Qu’est-ce que vous croyez ? Ce serait idiot de mentir à propos de ce genre de choses. Elle a été abattue il y a au moins trois ans. Minimum absolu.
— Je ne dis pas que vous mentez. Mais cette photo-ci a été prise l’hiver dernier, dit Bergenhem en montrant le cliché représentant Angelika.
Winter et Bergenhem étaient maintenant à l’ancienne adresse, entourés de bâtiments neufs : immeubles de bureau en brique rouge, pavés nouveau modèle adaptés aux chaussures de l’époque. À l’endroit où se trouvait jadis ce club, il y avait maintenant une agence de voyages. On voyait à peine le ciel, au milieu de toutes ces ombres. Mais il faisait chaud, entre ces bâtiments, et non pas frais comme on aurait pu s’y attendre. Cela devrait pourtant être frais, avec toute cette ombre, se dit Winter.
— On fouille un peu ? demanda Bergenhem. On explore le sous-sol.
— L’aventure continue, commenta Winter.
Une femme sortit alors de l’agence de voyages, dont la vitrine exposait des photos de plages de sable fin et de palmiers. Ils feraient mieux de proposer de la neige, en ce moment, pensa Winter en sentant la sueur couler le long de son dos.
Bergenhem n’avait pas traîné en besogne. L’ancien bâtiment avait en effet été abattu quatre ans auparavant. Peut-être y avait-il eu un club au sous-sol, mais il avait été impossible de l’établir avec certitude. De toute façon, il était clandestin et n’avait donc rien de très honorable, même s’il avait été déclaré au moment où l’immeuble avait été rasé.
— Où se trouve notre Angelika, dans tout ça ? demanda Winter.
À ce moment-là, il vit un homme sortir de l’immeuble par la porte située à côté de l’agence de voyages. Il avait le visage pâle et n’avait pas l’air gai. Du genre à avoir pris ses vacances au mois de mai, alors que le pays battait le record de pluie du siècle tout entier. Maintenant, il s’enterre dans la rédaction de procès-verbaux. Comme moi.
— Il faut qu’on retrouve la piste des propriétaires, dit Bergenhem.
— Tu es sûr que c’est le mot qui convient ? demanda Winter.
— Ils ont dû continuer quelque part ailleurs.
— Ou alors ils sont toujours là, en bas.
— Ha ha.
— Trouve-moi ça, dit Winter. Prends trois gars avec toi.
— Bon.
— Moi, j’ai quelqu’un à qui aller parler.
Winter retrouva Vennerhag au café du coin. Il portait un short, comme lui-même.
— C’est vraiment compatible avec le service, commissaire ?
— Est-ce que tu es déjà allé dans un endroit appelé Le Baroque, Benny ? questionna Winter en désignant de la tête l’agence de voyages, à une cinquantaine de mètres de là. C’est le nom qu’il portait. L’un des noms, au moins.
— Non.
— Pas de mensonge, hein, Benny ?
— Si j’y étais allé, j’aurais reconnu l’endroit d’après la photo et je te l’aurais dit quand on en a parlé pour la première fois. Il faut avoir confiance en moi, Erik.
Winter ne répondit pas.
— Je suis ton ami.
Winter but un Zingo.
— On sait déjà où, maintenant il faut qu’on sache qui, poursuivit Winter en regardant Vennerhag par-dessus le goulot de sa bouteille. Et pour ça, j’ai besoin de mes amis.
— Merci.
— Tu ne connais même pas le nom ?
— Non. Ce n’est pas si étrange que ça, Erik. Il y a clubs… et clubs, tu sais. Ou il y avait. On en connaît certains, mais il y en a d’autres qui ne présentent aucun intérêt financier, tu vois. Pas pour moi, en tout cas.
— Pour vous, Benny, pour vous.
— Bon, bon. Ton Baroque, si c’est bien comme ça qu’il s’appelait, je le connais pas. Je savais qu’il y avait quelque chose dans le secteur, mais ça s’appelait autrement, je me rappelle plus comment.
— Qu’est-ce que tu crois que font ceux qui tenaient cet établissement, maintenant ?
— Tu me poses une colle ?
— Je veux ton avis.
— En fait, j’en ai aucune idée. Bon, maintenant que je sais où ça se trouvait et comment ça s’appelait, on peut peut-être partir de là. Le Baroque, répéta-t-il. Plutôt… baroque, comme nom.
— Merci de ton aide.
— Mon Dieu, j’espère que tu te goures pas, Erik, et que cette boîte va t’être utile dans ton enquête préliminaire. Dans ta recherche des bonnes réponses.
— En tout cas, tu as de quoi occuper intelligemment ton temps, Benny.
Halders était assis dans le bureau de Winter. Ce dernier était en train de fumer, à la fenêtre. La brise du soir apportait une légère fraîcheur dans la pièce. Halders se passa la main sur ses cheveux coupés court. Il avait l’air en forme. Comme il était là, cela signifiait que quelqu’un d’autre s’occupait des enfants, chez lui.
— Aneta garde les petits, ce soir, dit-il.
— Bien.
— Elle fait ça pendant ses heures de liberté.
Winter ne répondit pas et Halders se leva.
— Il tenait une sorte de restaurant, ce type.
— Oui, c’est ce que tu m’as dit.
— J’ai essayé de regarder ça d’un peu plus près et j’ai trouvé certaines choses.
— Ça restait dans le cadre de loi, non ?
— Où commence et où finit la loi, dans les activités dites de restauration ?
— Allons, ne te laisse pas emporter par tes mauvaises expériences de bouffe, dit Winter.
— Apparemment, il a l’habitude de ce genre d’activité parallèle, bien qu’il n’en ait rien dit.
— Nous ne lui avons pas posé la question.
— On va le faire.
— Attends.
— Pourquoi ?
— Ne t’emballe pas.
— Et pourquoi ça ?
— Je ne veux pas tirer sur trop de fils à la fois, expliqua Winter en inspirant une bouffée de son cigarillo. Encore un dernier et puis : terminé pour cette heure-ci, pensa-t-il. Nous avons un meurtre récent et un autre de plus longue date, reprit-il à l’adresse de Halders, et j’ai pensé comme toi que Jeanette Bielke a peut-être un rapport avec cette affaire, d’une façon ou d’une autre. Sauf que je ne vois pas très bien quoi et il y a d’autres éléments qui sont plus évidents. Ou plus urgents. Je voudrais que tu mettes un peu le nez dans les affaires de Kurt Bielke, mais attends un peu pour lui parler.
Halders ne répondit pas.
— D’accord ?
— Ils ont emporté le mur, dit Halders.
— À supposer que c’en soit un.
— Tu crois que ça pourrait être un décor ?
— Quelque chose comme ça.
— Ou alors, ce sont les histoires de fantômes qui continuent. Tu crois aux fantômes, Erik ?
— Dans la vie également, les gens vont et viennent. Des choses existent et puis disparaissent. Des endroits aussi se volatilisent brusquement, sans cesser d’exister pour autant.
— Où est-ce qu’ils sont, alors ?
— Quelque part, là où nous allons nous-mêmes.
Anne était en chemin, elle aussi, en ce début de la nuit ou cette fin de soirée, selon l’idée que chacun pouvait s’en faire. Ce centre grouillait de monde, lorsqu’elle y passa. Quelqu’un lança un appel, mais ce n’était pas à son intention. Andy n’était pas là, elle avait quitté l’autre endroit sans rien lui dire. Elle s’attarda un moment au pied de la terrasse de l’établissement.
— C’est complet, lui dit le gardien, à l’entrée.
Il avait le visage rouge, après ces heures passées au soleil, et l’éclairage au néon accentuait encore cette rougeur. Il avait l’air d’un imbécile, avec ses cheveux d’un blond décoloré hérissés sur son crâne. On aurait dit un personnage de dessin animé en train de voir quelque chose d’affreux.
C’est peut-être moi, qu’il voit.
— De toute façon, je n’avais pas l’intention d’entrer, dit-elle en tournant les talons.
Le long de l’Avenue, cela sentait la nourriture et la boisson. Huile solaire, noix de coco et autres saletés de ce genre.
Elle laissa passer le tramway, sauta sur son vélo et se mit à pédaler le long de l’Allée. La légère brise nocturne lui faisait l’effet d’un bain tiède.
Je vais en prendre un en rentrant à la maison, se dit-elle. J’allumerai une bougie dans la salle de bains et je la laisserai brûler.
Il n’y avait qu’une ou deux voitures, dans la rue. Une derrière elle, à sa droite, qui la doubla avant de s’arrêter au feu rouge. Pour sa part, elle ignora résolument l’obstacle, sur ses deux roues, et tourna à gauche en direction de chez elle.